L’odyssée de l’assurance

Jeudi 7 mars 2024

Nous avons tendance à romancer l’histoire de l’humanité : nous nous voyons comme une espèce avide d’aventures, naturellement curieuse, se riant du danger. Un examen un peu plus rigoureux nous révèlerait cependant que derrière toutes les grandes révolutions, toutes les grandes conquêtes, il y a un bon contrat d’assurance ! Retour sur le chemin parcouru.

Dans la mythologie grecque, on raconte que le titan Prométhée, s’étant pris de pitié pour le plus faible et le plus fragile des animaux – l’Homme – déroba le feu sacré aux dieux de l’Olympe pour en faire don à l’Humanité. Cette dernière, ainsi équipée, pouvait désormais s’affranchir de sa condition précaire et partir à la conquête du monde. Mais au fond, que symbolise cette fameuse flamme ? La question a fait couler beaucoup d’encre depuis l’Antiquité. La métallurgie ? L’industrie en général ? La connaissance scientifique ? Ou même, pourquoi pas, la conscience de soi ? Un peu de tout cela, sans doute. Mais on a peut-être négligé une autre piste qui mérite d’être explorée. Car Prométhée n’était pas n’importe qui. En grec ancien, son nom signifie « le Prévoyant » (à l’inverse, son frère, Epiméthée, « celui qui réfléchit après coup »). De fait, la grande aventure humaine n’aurait pas été possible sans une certaine faculté à se projeter dans le futur et surtout, sans l’invention d’outils de maîtrise du risque. On est donc en droit de se le demander : et si le cadeau que nous avait fait le Prévoyant n’était rien d’autre… qu’une bonne police d’assurance ?

La grosse aventure

Depuis l’Antiquité la plus reculée, la civilisation semble avoir toujours apporté dans son sillage un certain nombre de mécanismes assurantiels plus ou moins complexes. Qu’ils s’exposent aux embuscades de bandes de pillards en traversant des déserts hostiles, ou aux abordages de pirates et aux tempêtes sur mer, les marchands d’autrefois ne se précipitaient pas dans les bras du danger sans avoir pris au préalable quelques petites précautions ! Car c’est bien l’univers du commerce longue distance – activité qui présentait des risques exceptionnels à l’époque – qui fut le creuset des premières techniques de transfert du risque. Les marchands de la Mésopotamie ancienne ont très tôt appris à s’assurer les uns les autres. Le Code d’Hammurabi, texte de loi babylonien datant de 1750 av. J.-C., décrit ainsi très précisément les modalités de règlement des litiges entre bailleurs de fonds et commerçants portant sur la répartition des profits ou des pertes. Le système évoqué est celui du « prêt à la grosse aventure ». Son fonctionnement est relativement simple : un bailleur de fonds consent un prêt ponctuel à un négociant au long cours ou à un propriétaire de navire marchand qui protège ce dernier contre les risques de naufrage (l’assurance est au départ une affaire de marins, elle ne posera d’ailleurs véritablement le pied sur la terre ferme qu’au XVIIe siècle de notre ère !) et de perte de marchandises. Si l’entreprise réussit, il devra rembourser, en plus de la somme prêtée, des intérêts particulièrement salés (de l’ordre de 10 % à 30 %, selon les estimations). Sinon, chacun prend sa perte et on n’en parle plus. Le prêt à la grosse aventure se diffusera dans l’ensemble du monde antique : en Grèce, en Egypte, et même chez les Romains, qui ne sont pourtant pas de grands amateurs de périlleuses aventures nautiques… Il sera appliqué jusqu’au Moyen Âge, quand une bulle du Pape Grégoire IX condamna en 1236 le « contrat à la grosse » comme une forme d’usure.

Assurance contre providence

Le Moyen Âge tardif est le théâtre d’une véritable révolution commerciale et culturelle. On commence à parler de capital pour qualifier les modalités de répartition des profits et d’assurance pour décrire les mécanismes de partage du risque. Au sein des guildes et corporations naissantes, négociants et marchands inventent les premiers prototypes de mutuelles. Mais il y a un hic, et pas des moindres. L’Église condamne en effet toute forme de prêt à intérêt, pour au moins deux raisons. D’abord, on ne peut gagner sur le temps, car le temps n’appartient qu’à Dieu. Par ailleurs, l’usure, qui consiste à profiter de la faiblesse d’un cocontractant pour prélever plus que son dû, est contraire aux principes de la charité chrétienne et s’apparente même au péché capital de l’avarice. Et comme les clauses assurantielles ont jusqu’alors toujours été intégrées dans les contrats de prêts, servant même parfois de prétexte à d’authentiques pratiques usurières, on ne s’étonnera pas que le Pape Grégoire ne fasse pas particulièrement dans la dentelle quand il interdit le « contrat à la grosse ». Mais les navigateurs génois ou vénitiens sont confrontés exactement aux mêmes périls que leurs ancêtres babyloniens et grecs. Pas de commerce maritime sans bonne police d’assurance. Comment réconcilier théologie et pratique ? On ne plaisante pas avec les règles édictées par l’Eglise, en ce temps-là. Il va falloir en montrer la singularité, pour lui permettre d’échapper à la condamnation générale qui frappe l’usure. C’est à cette tâche que vont s’atteler de nombreux théologiens et théoriciens du droit. Leurs réflexions novatrices, vont aboutir à des conclusions d’une grande importance pour la suite : le monde des affaires est régi par une morale particulière, la loi divine n’a pas à s’y appliquer de façon stricte, ce qui laisse une certaine marge de manœuvre aux Hommes dans la fixation des prix et la teneur des contrats qu’ils nouent entre eux. Dans ce qu’on commence à appeler un contrat d’assurance, la valeur immatérielle mise en vente n’est pas le temps, mais le péril. Ces controverses théologiques ne sont pas que pures spéculations : elles vont nourrir les juristes médiévaux qui vont les transcrire dans le domaine du droit des contrats. Si bien que lorsque s’ouvre l’âge des Grandes Découvertes, usure, contrat d’assurance et apport en capital constituent des catégories clairement délimitées les unes des autres. Tout l’arsenal conceptuel et juridique qui va permettre aux Européens de s’élancer à travers l’Atlantique – une aventure infiniment plus incertaine que la navigation côtière que pratiquent les marchands depuis l’Antiquité ! – est déjà en place. Sans cela, il y a fort à parier que la prodigieuse extension des bornes du monde connu qui s’est opérée au cours des siècles suivants aurait été tout bonnement impossible.

Quand l’assurance redescend sur terre

Jusqu’au XVe siècle, le contrat d’assurance ne concerne que le seul commerce maritime. La navigation est une activité dont les périls sont absolument exceptionnels, sans commune mesure avec la vie que mène la plus grande partie de la population terrestre. Mais hors de ce cadre, on considère que les accidents, les maladies et même la mort, font partie de la condition humaine. L’essor de la modernité va changer la donne. Le contrat d’assurance va peu à peu poser le pied à terre. Surtout, ce ne sont plus seulement les biens matériels qui vont pouvoir être couverts, mais également les personnes. Mais cette histoire n’a rien d’un long fleuve tranquille. Elle commence même dans le feu et les larmes ! C’est un événement dramatique qui va accélérer le retour du contrat d’assurance sur la terre ferme : le grand incendie de Londres de 1666. Pendant trois jours, la capitale du Royaume-Uni flambe. Quand la fumée finit par se dissiper, la quasi-totalité du centre de la ville est détruit. Ce fut l’économiste Nicholas Barbon, qui, après avoir lourdement investi dans la reconstruction de la cité et soucieux de protéger son patrimoine, créa le premier contrat d’assurance incendie avec l’Insurance Office for Houses. L’ancêtre des assurances habitation et des assurances de personnes actuelles. Cependant, en France, il reste un obstacle de taille : on considère les assurances vie et assurances décès comme des formes de spéculation immorale sur la vie humaine. La Grande ordonnance de la Marine de 1681 les désigne ainsi comme « réprouvées et contre les bonnes mœurs ». Ce sont les mêmes raisons morales qui pousseront, un siècle plus tard, les révolutionnaires français à mettre un terme à l’éphémère expérience de la « Compagnie Royale d’assurance sur la vie ». Il faudra attendre 1818 pour qu’un arrêt du Conseil d’État autorise à nouveau les assurances décès. Les réticences à accorder une valeur financière à la vie humaine ne pouvaient simplement plus tenir : dans la société industrielle, la division sociale du travail de plus en plus complexe et la densité de population dans les grandes villes généraient un certain nombre de risques nouveaux, qui exigeaient à leur tour des mécanismes de couverture inédits. Toute l’histoire sociale des XIXe et XXe siècles se nourrit d’une prise de conscience progressive : les malheurs individuels n’en sont jamais absolument et finissent toujours par concerner l’ensemble de la collectivité. Autant dire que le contrat d’assurance a fait un bon bout de chemin depuis ses balbutiements babyloniens et qu’il fut le discret compagnon de la plupart des grandes révolutions anthropologiques. Et l’histoire est sans doute loin d’être terminée.