François Gemenne : climato-pragmatique 

Lundi 18 novembre 2024

La 29e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 29), s’est ouverte à Bakou, en Azerbaïdjan, le 11 novembre dernier et s’achèvera le 22 novembre prochain. Cette COP réunit à nouveau des dirigeants de gouvernements, d’entreprises et de la société civile afin de trouver des solutions concrètes au problème déterminant de notre époque. François Gemenne en revient. Spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement, co-auteur du 6ème rapport du GIEC, il préside le conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l’homme et dirige l’Observatoire Hugo. Il enseigne également les politiques du climat et les migrations internationales dans plusieurs universités. La manière dont il se présente sur sa page LinkedIn dit tout de l’approche et de la philosophie qui sont les siennes : « Contrairement à beaucoup de gens qui parlent de climat sur ce réseau, je ne suis pas un saint et je n’ai aucune prétention à l’exemplarité, ni à dicter aux gens comment ils doivent vivre leur vie. » BPCE Assurances a eu le plaisir de l’accueillir il y a quelques semaines. Voici quelques extraits de son intervention. 

« L’expression “crise climatique” est trompeuse » 

Tout au long des Trente Glorieuses, nous avons été aveugles sur les conséquences environnementales et climatiques de nos activités économiques et industrielles. Nous en voyons le résultat cinquante ans plus tard : le changement climatique a cessé d’être une réalité abstraite et se matérialise désormais dans le quotidien des Français. L’une de ses manifestations les plus immédiates est l’évolution des températures, qui n’ont cessé d’augmenter au cours des dix dernières années. 2014 est devenue l’année la plus chaude depuis l’invention du thermomètre. Ce record a été battu en 2015, puis en 2016, quasiment égalé en 2017, dépassé en 2018, avant de l’être à nouveau les années suivantes. Je suis frappé qu’à chaque nouveau record, la presse titre à nouveau sur « Un phénomène exceptionnel », « Un mois d’août hors normes », « Une saison pareille à nulle autre », comme si nous n’avions pas encore pris la mesure du caractère profondément structurel du changement climatique. Or, depuis les années 2000, il fait de plus en plus chaud à toutes les latitudes de la planète. Même si c’est difficile à entendre, il faut intégrer que cela va continuer. Si l’expression “crise climatique” s’est imposée dans le débat public, elle est à mon sens trompeuse. Le mot “crise” donne à penser que nous serions face à une période difficile mais temporaire, qui annoncerait un retour à la normale. Or, il n’y en aura pas, tout simplement parce que cette normale est devant nous et va être largement façonnée par nos actions. Le changement climatique est une transformation profonde et durable des conditions de vie sur la planète à laquelle nous allons devoir répondre par des transformations tout aussi profondes dans la manière dont nous organisons l’économie, les flux financiers et le fonctionnement de nos sociétés. 

« Passer de l’acceptabilité à la désirabilité » 

Plus nous serons capables de choisir la façon dont nous allons nous transformer, plus forte sera la garantie de pouvoir maintenir cette transformation dans la durée. Je suis toujours inquiet lorsque j’entends des femmes et des hommes politiques parler d’“acceptabilité sociale” des mesures à prendre pour la transition. Si on reste seulement sur ce registre de l’acceptabilité, on ne fera pas grand-chose. On effectuera juste quelques ajustements à la marge qu’on acceptera du bout des lèvres et dont on cherchera à se débarrasser à la première occasion venue. L’enjeu est de passer de l’acceptabilité à la désirabilité. Autrement dit, de choisir les mesures indispensables à prendre et de les tenir dans la durée, parce que nous aurons construit autour de ces mesures un très fort consensus social et politique. Pour le moment, à l’évidence, cela n’existe pas.  

« Aucune action contre le changement climatique n’est inutile » 

Toute une série de messages nous donne à penser que nous serions face à une bataille qu’il est possible de gagner ou de perdre. Est-ce qu’il est encore temps d’agir ? Est-ce qu’il est déjà trop tard ? Est-ce que la COP 28 peut encore sauver le climat ? Est-ce que la COP 29 est celle de la dernière chance ? Ces questions nous font croire que nous sommes confrontés à un problème binaire, alors que nous sommes devant un problème graduel, où chaque dixième de degré va compter. Cela veut dire que chaque tonne de gaz à effet de serre envoyée ou non dans l’atmosphère va faire une énorme différence.

Cela signifie aussi, qu’il n’y a aucune action contre le changement climatique qui soit inutile. Tout va compter et souvent beaucoup plus qu’on ne le croit ! Si on s’imagine qu’on est face à un problème binaire, on va d’abord être à côté de la plaque sur le plan scientifique. Mais surtout, on va avoir tendance à se décourager, à penser que son action à son niveau est relativement insignifiante. À quoi ça sert que la France agisse si la Chine ou l’Inde font ceci ou cela (sans d’ailleurs avoir aucune idée de ce que font réellement l’une ou l’autre) ? À quoi ça sert que BPCE Assurances agisse, si nos concurrents font ceci ou font cela ? À quoi ça sert que moi j’agisse, si mon beau-frère fait ceci ou si ma voisine fait cela ? On va donc minorer l’impact de ses propres actions, alors qu’une ou deux mesures peuvent faire la différence. Ce sont nos choix au cours des 10 prochaines années qui détermineront si la hausse de température à laquelle nous serons confrontés au cours de notre vie sera plutôt de 2, 3, 4 degrés ou davantage. Les hausses des températures sont mesurées par rapport à une température annuelle moyenne mondiale qui est une construction mathématique à partir de relevés effectués dans des milliers d’endroits du globe. C’est pourquoi, chaque dixième de degré de variation va provoquer des impacts exacerbés dans différents endroits du monde, y compris en Europe, l’une des régions du monde où la hausse de températures est la plus marquée.  

« Un décalage dans le temps et dans l’espace » 

Nous ne sommes pas face à un problème de flux, mais devant un problème de stock. Ce qui crée l’élévation de la température, c’est l’augmentation continue des taux de concentration des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Ce qui fait que ces taux s’accroissent continuellement, c’est que ces gaz s’accumulent dans l’atmosphère. La quasi-totalité des GES, à l’exception du méthane, ont une durée de vie très longue dans l’atmosphère. Celle du dioxyde de carbone, par exemple, peut aller jusqu’à 4 500 ans. Cela veut dire que l’essentiel du CO2 qui se trouve à 20 kilomètres au-dessus de nos têtes a été émis au siècle dernier, voire au XIXème. La génération des Trente Glorieuses, qui a considérablement aggravé le problème, n’est donc pas celle qui va devoir le résoudre. Et la génération qui va devoir le résoudre n’est pas celle qui va bénéficier de sa résolution. Pour changer le cours des choses, nous avons besoin de voir immédiatement le résultat de nos actions. Or, la physique du climat rend cela impossible. Tant que l’on émettra des GES, le stock continuera de monter et les températures de s’accroître. Donc, tant que nous n’aurons pas atteint la neutralité carbone (moment où on trouve le point d’équilibre entre les quantités de gaz que nous envoyons dans l’atmosphère et celles que la terre est capable d’absorber), les températures continueront à monter. On s’est mis d’accord, lors de la COP 28 de Dubaï, pour atteindre cette neutralité carbone en 2050 au plus tard. Pendant les 26 prochaines années donc, c’est-à-dire quasiment l’espace d’une génération, nous allons baisser de plus en plus nos émissions, mais les températures vont continuer de progresser. Le risque que nous voyons poindre, c’est que beaucoup de gens vont se demander à quoi ça sert d’agir alors que cela ne provoque aucun effet à court terme. Et tant qu’ils ne verront pas les températures baisser, ils se diront qu’il n’est pas utile de fournir des efforts.   

À ce décalage dans le temps, s’ajoute un décalage dans l’espace : il n’y a pas de corrélation entre nos émissions individuelles ou nationales et les impacts du changement climatique auxquels nous serons personnellement confrontés au cours de notre vie. Le climat se fiche que ces émissions proviennent de Paris, de Shanghai ou de New York. L’un des principaux problèmes auquel nous sommes confrontés, c’est que beaucoup de gens, d’organisations, d’entreprises, ont l’impression que cette transition est une sorte de contrainte à laquelle il faut se plier et que, finalement, agir pour le climat, c’est avant tout agir pour les intérêts des autres – des générations futures ou des populations lointaines – mais contre ses propres intérêts. La recette de la réussite de la transition, c’est de parvenir à aligner nos préoccupations pour le climat avec nos intérêts et de faire en sorte que la transition soit aussi dans notre intérêt. 

« Les assureurs ont un rôle proactif à jouer »

On est aujourd’hui face à des dommages climatiques qui coûtent de plus en plus cher et qui contraignent des assureurs à se retirer de certains marchés. En Floride ou en Californie, des milliers de personnes ont vu leur contrat d’assurance habitation résilié parce que les compagnies estimaient que le niveau de risque était devenu trop élevé et que les habitations n’étaient plus assurables. En France, certaines collectivités ne parviennent déjà plus à trouver d’assureur en raison de leur très forte exposition au risque. Vous connaissez cette phrase célèbre d’Henri de Castries, à l’époque président d’une grande compagnie française, qui expliquait en 2015, qu’un monde plus chaud de 4 degrés serait impossible à assurer. Cette question se pose en effet car les coûts liés aux sinistres causés par les événements climatiques augmentent fortement année après année. En France, ils ont atteint 6,5 milliards d’euros en 2023. 
Comment faire, donc, pour continuer à assurer les biens qui se trouvent dans les zones à risques et, plus globalement, les infrastructures essentielles ?  
Une autre question se pose, celle de la solidarité et de la cohésion sociale. Peut-on imaginer que, demain, ceux qui habitent dans des zones plus exposées payent des primes d’assurance beaucoup plus importantes, ou faut-il conserver le modèle de mutualisation que nous connaissons aujourd’hui et qui est plus juste socialement ? Comment va-t-on faire évoluer le fond d’indemnisation des catastrophes ? Comment va-t-on développer des outils comme les cat bonds ? 

Je crois que les assureurs ont un rôle proactif à jouer. Ils prennent peu à peu conscience des risques auxquels nous sommes confrontés et de notre vulnérabilité face aux impacts du changement climatique, ce qui est le premier pas vers l’adaptation. Les solutions qu’ils proposeront vont avoir un rôle majeur pour réorienter le développement de certaines activités sur le territoire. En d’autres termes, comment peut-on moduler certaines polices d’assurance pour essayer de pousser les gens ou les entreprises à réduire leur exposition au risque ? Il y a là un levier de transformation puissant.  

L’économie circulaire en est un autre. Beaucoup d’entreprises réfléchissent à transformer leur modèle économique et se tournent vers l’économie du réemploi et de la réutilisation. On peut imaginer que les compagnies d’assurance contribuent à l’émergence de ces nouveaux modèles et les rendent rentables. Certains assureurs commencent déjà, par exemple, à encourager l’utilisation de pièces de réemploi pour la réparation des véhicules automobiles. 
Et puis, il y a le sujet de la transition. En d’autres termes, qu’est-ce qui va être financé demain et donc assuré ? On s’interroge, par exemple, sur l’assurance de nouveaux projets d’extractions pétrolières, charbonnières ou gazières dans le monde. Dès l’instant où les compagnies refuseront de les assurer, ils n’aboutiront pas.

Bonne nouvelle, depuis six ans maintenant le niveau d’investissements dans les énergies décarbonées dépasse celui des énergies fossiles : 1 700 milliards de dollars contre 1 000 milliards de dollars. Le problème est que ces investissements sont essentiellement dirigés vers les pays industrialisés et vers la Chine. Alors que le besoin est immense, le niveau d’investissement dans les pays du Sud est quant à lui famélique, parce que les investisseurs considèrent que cela est trop risqué en raison de contextes économique et politique moins stables. Or, si la transition n’a pas aussi, lieu dans les pays du Sud, elle risque de ne pas se faire du tout. Peut-être y a-t-il, là aussi, une piste à investiguer pour les assureurs.